Une société est victime d’un détournement de fonds commis par l’un de ses salariés alors associé minoritaire. En plus de la perte subie, l’administration fiscale retoque la déduction fiscale des factures fictives et redresse la société en rattrapage d’impôts.
L’affaire va jusqu’au Conseil d’État1. Ce dernier nous rappelle les règles de déduction des pertes issues d’un détournement de fonds mais aussi de l’importance de prouver que le contrôle interne de l’entreprise est efficient.
Aujourd’hui, analysons le contexte du détournement de fonds et la position juridique du Conseil d’État sur ce sujet.
Du détournement de fonds à l’abus de confiance
La définition du détournement de fonds
Le détournement de fonds2 est l’appropriation frauduleuse de biens par une personne pour son propre intérêt à qui l’on avait fait confiance pour gérer l’argent et les fonds détenus par un autre individu ou par une organisation tiers.
En tant que tel, le détournement de fonds n’est pas une infraction mais sont induits le délit d’abus de confiance3 ou de biens sociaux.
De fait, nous sommes tentés de nous demander à partir de quel moment le détournement de fonds est caractérisé.
Les éléments constitutifs de l’abus de confiance
Pour répondre à cette question, il convient de s’intéresser à l’infraction d’abus de confiance.
En droit pénal, trois éléments sont constitutifs d’une infraction et la règle s’applique également à l’abus de confiance : l’élément matériel, l’élément moral et l’existence d’un préjudice les reliant.
- L’élément matériel : Il s’agit de l’acte lui-même. Pour que l’abus de confiance soit caractérisé, il doit y avoir détournement d’un bien ou d’un droit, que ce soit momentané ou définitif. L’important est dé vérifier que le bien ou le droit n’ait pas été utilisé conformément aux attentes de la personne qui a accordé sa confiance.
- L’élément moral : L’abus tient à la connaissance et la volonté de commettre l’acte délictueux. L’auteur doit être conscient qu’il trahit la confiance accordée. Il doit y avoir l’intention de détourner un bien ou un droit au détriment de la personne qui fait confiance.
- Le préjudice : Le préjudice est la conséquence directe de l’abus de confiance. Le préjudice peut être matériel (e.g. perte d’une somme d’argent), ou moral (e.g. perte de réputation). Pour que le délit soit constitué, il est nécessaire que la victime ait subi un préjudice réel et certain à la suite du détournement.
De l’importance de l’auteur du détournement de fonds
Outre les sanctions pénales du délit d’abus de confiance, les conséquences d’un détournement de fonds sont d’ordre financier et fiscal.
Financier car la perte subie impacte de facto la trésorerie de l’entreprise. Fiscal car la perte subie n’est pas forcément déductible du résultat imposable de l’entreprise. Ce qui constitue une double-peine.
Pour déterminer si la perte est déductible, il convient de savoir qui est l’auteur du détournement. La règle de déductibilité ne sera pas la même s’il s’agit d’un salarié, un dirigeant ou un tiers.
La déductibilité fiscale fonction de l’auteur
Les règles de déductibilité fiscale de la perte subie sont différentes fonction de trois catégories d’auteur du détournement :
- L’auteur est un salarié : Si le salarié est auteur, la perte résultant de ce vol est, par principe, déductible. Il en sera de même si l’entreprise provisionne le risque de perte lié à ce détournement. Mais il existe une limite à cette déduction fiscale, il faut que le détournement commis soit fait à l’insu du dirigeant.
- L’auteur est un tiers : Dans l’hypothèse où le vol est le fait d’un tiers à l’entreprise, la perte en résultant sera normalement déductible. La carence ou le comportement des dirigeants ne fait pas obstacle à la déductibilité des pertes contrairement à ceux commis par un salarié de la société. Un impératif à la déductibilité réside dans la justification de la perte par un dépôt de plainte auprès des autorités compétentes.
- L’auteur est un dirigeant ou associé : Si le détournement est le fait d’un dirigeant ou associé, la perte en résultant ne constituera pas en elle-même une charge déductible des résultats imposables. Le détournement est ainsi considéré comme une appréhension irrégulière d’une partie des bénéfices.
En synthèse, un détournement commis par un salarié constituera une charge déductible sur le plan fiscal si ce détournement a été commis à votre insu. La notion de comportement délibéré et carence manifeste du côté de la direction ne doit pas être démontrée.
À l’inverse, un détournement commis par un associé ou un dirigeant n’est pas déductible sur le pan fiscal parce qu’il ne peut avoir été commis à l’insu de la société. Il existe toutefois une exception à cette règle rappelée par le Conseil d’État (présentée infra.).
Nos cas d’illustration
Concrètement, quelles sont les situations de détournement de fonds ?
- Détournement de virements ou chèques (nota bene. pour les chèques, la signature en blanc de chèques et leur mise à disposition en interne est une situation toujours frappée d’irrégularité en matière de contrôle interne)
- Altération de documents comptables
- Falsification du solde de caisse avec enregistrement de fausses ventes et correction du niveau de stock
- Demande de remboursement de dépenses professionnelles non assumées
- Utilisation à des fins personnelles d’une carte bancaire d’entreprise
- Vol de marchandises, fournitures ou immobilisations appartenant à l’entreprise
- Acquisition de biens à usage personnel avec les fonds de l’entreprise
Ces quelques situations de détournement se rattachent toutes à la « théorie du triangle de la fraude4 ». En général, la pression ressentie, l’opportunité (du fait d’une absence ou carence du contrôle interne) et la rationalisation (justification de la fraude) sont caractéristiques des fraudeurs.
En découle de ces développements une constatation évidente : le contrôle interne joue un rôle essentiel dans la limitation du risque de fraude.
La décision du Conseil d’État
Le contexte
Une société est victime d’un détournement de fonds commis par l’un de ses salariés alors associé minoritaire.
Au regard de la perte subie, la société décide de déduire la somme correspondant à ce détournement de son résultat imposable. En l’occurrence, il s’agissait de factures fictives assujetties à la taxe sur la valeur ajoutée.
Lors d’une procédure de vérification de comptabilité, l’administration fiscale rejette cette déduction et notifie à la société un complément d’impôt sur les sociétés et de taxe sur la valeur ajoutée à recouvrer. La société conteste cette décision devant le tribunal administratif de Cergy-Pontoise et demande la décharge complète de ces suppléments d’impôts.
La règle de droit rappelée en matière de déductibilité des pertes subies
Que ce soit le tribunal administratif de Cergy-Pontoise (2019) comme la cour d’appel de Versailles (2021), la demande d’annulation des suppléments d’impôts a été rejetée au motif que le détournement de fonds a été commis par un associé, dirigeant de surcroît.
La règle indique qu’en cas de détournement de fonds commis au détriment d’une société, les pertes qui en résultent sont, en principe, déductibles des résultats de cette société. Mais si le détournement est le fait des dirigeants ou des associés de l’entreprise, les pertes ne sont pas déductibles.
Dans cet esprit, l’administration a estimé que la qualité d’associé, la fonction de directeur et la délégation de paiement attribuée à l’auteur du détournement sont des éléments suffisants pour qualifier ce dernier de dirigeant.
La position retenue
Le Conseil d’État constate une chose : la simple qualité d’associé, en l’occurrence « très minoritaire », le titre et la délégation de signature sont insuffisants pour conférer au salarié en cause la qualité de dirigeant ou mandataire social.
À cette occasion, il est rappelé que la non-déductibilité d’un détournement de fonds commis par un salarié nécessite que le comportement des dirigeants ou associés, ou leur carence manifeste dans l’organisation de la société et la mise en œuvre des dispositifs de contrôle, soient à l’origine du vol.
En l’espèce, il n’est pas possible d’attribuer la qualité de dirigeant au salarié. Il n’est pas non plus prouvé que le détournement résulte du comportement ou de la carence des dirigeants.
La cour a commis une erreur de droit.
Par conséquent, le redressement fiscal n’est pas justifié.
Le contrôle interne comme barrage aux risques de détournement ?
De l’importance de roder les règles dès le début
Pour se prémunir contre les détournements de fonds, il est indispensable d’adopter une stratégie de défense grâce à un contrôle interne fiable et encadré.
Et clairement, la dernière décision du Conseil d’État nous rappelle que le contrôle interne est un argument indéniable pour démontrer la bonne foi de la direction en matière de contrôle.
La principale chose à faire est de renforcer le contrôle interne5 à l’entreprise. Cela implique de :
- Définir le périmètre du contrôle interne
- Cartographier les processus et risques associés
- Documenter les procédures pour suivre les flux
- Inventorier si besoin les contrôles existants
- Déterminer les axes d’amélioration au moyen d’audits réguliers
Nos bonnes pratiques pour minimiser les risques
En tant qu’experts-comptables, nous avons l’habitude de réconcilier les flux financiers et de les rattacher à tout type de documents.
La détection de fraude peut parfois être longue tant les manoeuvres frauduleuses sont parfaitement orchestrées. Néanmoins, il nous semble que trois points essentiels devraient être respectés avant d’éprouver ou auditer son contrôle interne :
- Définir des seuils d’alerte sur les flux, la récurrence de dépenses, les flux à destination de tiers suspects ou inconnus, etc.
- Répartir les responsabilités financières pour éviter une concentration excessive de pouvoir
- Séparer les fonctions et les tâches : il s’agit d’une base indispensable à votre contrôle interne. Un salarié n’a pas à gérer des opérations transversales à l’entreprise (fonction comptable associée à une fonction paie, centralisation des paiements sur une seule et même personne, etc.)
En outre, il nous semble important de fixer des règles strictes en matière de dépenses, qu’il s’agisse pour les frais de fonctionnement ou d’investissements.
Une culture d’entreprise saine et éthique doit ainsi être de mise.
L’expert-comptable comme co-constructeur de votre barrage ?
Nous sommes convaincus qu’il est nécessaire « d’onboarder » chaque dirigeant dans un projet stratégique de contrôle interne, celui-ci ayant une valeur ajoutée indéniable et un ROI majeur.
Parce que les actes valent mieux que les paroles, retrouvez notre cas client sur la détection de fraude.
Sources bibliographiques
1 Conseil d’État, 9ème chambre, 06/12/2023, 458981, inédit au recueil Lebon
2 Articles 314-1 et suivants du Code pénal
3 Le Code pénal définit l’abus de confiance comme : « le fait par une personne de détourner, au préjudice d’autrui, des fonds, des valeurs ou un bien quelconque qui lui ont été remis et qu’elle a acceptés à charge de les rendre, de les représenter ou d’en faire un usage déterminé ».
4 Théorie développée par Donald R. Cressey (1950)
5 Le contrôle interne agit au cœur de l’organisation et implique l’ensemble des acteurs de votre entreprise. L’évolution continue de votre environnement de contrôle permet de mieux gérer les risques tout en vous préparant aux incertitudes. Ce processus s’attache à encadrer l’ensemble des activités de l’entreprise, sujettes ou non à des risques.
Autres sources recueillies
Arrêt du Conseil d’État du 5 octobre 2007, n° 291049 (condition déduction fiscale d’un détournement commis par un salarié)
Arrêt du Conseil d’État du 14 novembre 2014, n° 364792 (appréciation d’un détournement commis à l’insu des dirigeants)
Arrêt du Conseil d’État du 14 février 2001, n° 193309 (détournement commis par un associé très minoritaire)
Arrêt de la Cour de Cassation, chambre sociale, du 9 avril 2014, n° 13-10175 (qualification faute du salarié)
Arrêt du Conseil d’État du 27 avril 2011, n° 319472 (détournement de fonds commis par l’ex-épouse)
Arrêt de la cour administrative d’appel de Nancy du 22 mars 2018, n°16NC01979 (détournement de fonds commis par un dirigeant non associé)
BOFiP-Impôts-BOI-BIC-CHG-60-20-10
Arrêt du Conseil d’État du 12 avril 2019, n° 410042 (vol de billets en entreprise)
Arrêt du Conseil d’État du 06 décembre 2023, n°458981 (détournements de fonds commis par un salarié également associé minoritaire)